“Laïcité et solidarisme.” Par Nicolas Faucher.
Deux conceptions de la laïcité.
La première conception est libérale : la laïcité est une norme qui a pour objet de garantir la liberté d'expression, d'opinion, de croyance, sous réserve que l'ordre public soit respecté. On parle ici d'un ordre public susceptible de garantir la sécurité physique et psychique des citoyens, leur liberté de mouvement, etc., mais aussi de condamner tout discours d'incitation à la commission de crimes ou de délits. En dehors de cette exigence, l'Etat s'interdit toute ingérence dans les affaires religieuses : il ne condamne ni les doctrines ni les comportements et n'encourage ni ne soutient aucun culte.
Par contraste avec cette conception libérale, la laïcité a emprunté ces dernières décennies un tournant substantialiste (voir le travail de Philippe Portier : https://journals.openedition.org/horizontes/2497#tocto1n4). La laïcité n'est plus seulement un régime de liberté contrôlée : elle devient une valeur indissociable de l'identité du pays, un symbole ancré dans une histoire - au même titre, par exemple, que l'école républicaine de la IIIe République. On peut l'utiliser dans des sens contradictoires - opposition aux religions au nom de la raison ou promotion des racines chrétiennes au nom de la singularité du christianisme qui aurait justement abouti à la laïcité.
L'action publique, la loi s'en ressentent : d'un côté, la laïcité n'implique plus seulement de respecter les croyances et l'ordre public mais appelle une adhésion intime des sujets (diffusion des chartes de la laïcité pour que chacun s'en imprègne, interdiction des signes ostentatoires à l'école au motif qu'ils entraveraient l'apprentissage de cette adhésion, etc.) ; de l'autre, la laïcité, en dépit de son rôle normatif, est une valeur parmi d'autres, et les valeurs religieuses font aussi l'objet d'une reconnaissance publique : facilités de financement des lieux de culte, assomption d'un rôle représentatif de certaines dignitaires sanctionné par l'Etat (par exemple avec le CFCM ou le Comité national d'éthique).
En résumé : A) Conception libérale : la laïcité est une norme qui garantit la liberté d'expression, d'opinion, de croyance, sous réserve que l'ordre public soit respecté. Aucune ingérence de l'Etat. B) Conception substantielle : la laïcité est une valeur, qui fonde l'identité nationale et s'ancre dans l'histoire de France dans des sens potentiellement contradictoires. Elle n'appelle pas seulement le respect de la loi mais une adhésion intime et son respect s'associe à celui d'autres valeurs, notamment religieuses.
Solidarisme.
De mon point de vue, le solidarisme tel que le défend Léon Bourgeois, présente plusieurs caractéristiques.
D'abord, la recherche d'une légitimité rationnelle : la nature donne à voir la victoire des meilleurs individus sur les plus faibles, qui permet le progrès des espèces par la sélection naturelle, et celle des communautés solidaires sur celles qui ont tendance à se fragmenter. Le régime politique idéal doit trouver un point d'équilibre entre solidarité de la communauté et sélection des meilleurs.
Le solidarisme met l'accent sur la solidarité, estimant que la sélection du plus fort est déjà largement défendue par les doctrines libérales. Cette solidarité prend la forme d'une double dette s'étend à tous les individus vivants : aucun homme ne peut vivre et s'épanouir sans le secours des autres et doit se préoccuper d'eux à ce titre ; et à tous les individus morts : sans les accomplissements de nos ancêtres, nous ne serions rien. Nous leur devons de faire pour les générations futures ce qu'ils ont fait pour nous : leur assurer une meilleure vie que la nôtre.
L'ordre politique et juridique vise donc à assurer le progrès de tous et de chacun en reconnaissant cette double dette comme notre condition commune. Il convient d'en tirer les conséquences politiques idoines :
préservation du patrimoine immatériel, matériel et écologique, gestion raisonnée de la dette (efficacité de la dépense publique comme boussole et endettement seulement pour des dépenses qui accroissent à terme le capital de l'Etat, transmission de tout le patrimoine intellectuel accumulé par l'école, soutien à la recherche) ;
équilibre entre, d'une part, encouragement de l'activité économique et récompense de l'excellence (exemptions d'impôt ciblées, rémunérations attractives pour ceux qui le méritent, etc.) et, d'autre part, préservation de la solidarité et partage des profits (sécurité sociale, participation de l'ensemble des salariés aux profits des entreprises, etc.) ;
défense, aux échelons internationaux appropriés, de mesures de justice sociale et d'efficacité collective (imposition minimale des profits des entreprises et des flux financiers, par exemple), pour que la France ne soit pas désavantagée dans la concurrence internationale.
En résumé : l'ordre politique solidariste exige le progrès de tous et de chacun en encourageant la sélection des meilleurs comme la solidarité de tous, sur le fondement d'une double reconnaissance de dette : sans les autres, nous ne sommes rien, sans nos ancêtres, nous ne serions rien ; nous devons aux autres de les soutenir, aux générations futures de les faire grandir. Des mesures politiques s'ensuivent en première analyse : préservation, accroissement et transmission de tous les patrimoines, gestion efficace de la dette, incitation à la performance économique et mesures de solidarité collective, défense de la justice sociale sans porter préjudice à la capacité concurrentielle du pays.